« Tu as changé ma vie », clament des millions de fans, pleurant la mort du père de leur iPhone. Une réaction à la démesure de l’image qu’il avait forgée. Et tant pis si l’homme n’était pas forcément à la hauteur du mythe.

« Il y a dix ans, nous avions Steve Jobs, Bob Hope et Johnny Cash. Aujourd’hui, nous n’avons plus ni jobs [emplois], ni hope [espoir], ni cash. » Depuis le mercredi 5 octobre, ce message est diffusé en boucle sur la Toile. Comme s’il ne restait plus rien. Comme si la disparition du cofondateur d’Apple, Steve Jobs, marquait la fin d’une époque glorieuse et le début des années sombres. Comme s’il avait emporté avec lui tous les espoirs d’une génération et laissé derrière lui des millions d’orphelins.

La mort du patron de la marque à la pomme a suscité une déferlante d’hommages et de larmes jusque-là réservés aux rock stars. En quelques heures seulement, les internautes ont posté plus de 2,5 millions de tweets, soit de 8 000 à 10 000 tweets par seconde. La vidéo du célèbre discours de Jobs, prononcé en 2005 lors de la cérémonie de remise des diplômes à l’université Stanford, a été visionnée des millions de fois sur le Web en quelques jours.

Les commandes en ligne de sa biographie autorisée — « pour expliquer à mes enfants pourquoi j’étais si souvent absent », avait-il déclaré — ont augmenté de… 42 000 % ! Ex-numéro 424 dans la liste des best-sellers d’Amazon, l’œuvre à paraître est, en l’espace de quarante-huit heures, passée numéro un. L’éditeur a même avancé la date de sortie : prévue pour le 21 novembre, elle est désormais programmée pour le 24 octobre (1).

Les ventes du tee-shirt à col cheminée noir que Steve Jobs ne quittait jamais ont explosé. Certains fabricants, comme St Croix, annoncent des chiffres records : plus 100 %.

Mieux, l’iPhone 4S a atteint le nombre d’un million de préréservations en une seule journée. Lors de sa présentation, le 4 octobre dernier, il avait pourtant déçu les observateurs qui critiquaient son manque d’innovation. C’était un jour avant la mort de Steve Jobs. La disparition du maître a élevé l’appareil au rang de relique : il restera comme le dernier téléphone développé par Jobs.

Partout dans le monde, les magasins Apple se sont transformés en lieux de recueillement devant lesquels on est venu déposer fleurs et petits mots, allumer des cierges et prononcer des élégies : « Repose en paix Steve », « Tu as changé ma vie, Steve », « Grâce à toi, je n’ai plus peur de l’avenir, Steve », « Tout ce qui vient de l’Amérique n’est pas bon, tout ce qui vient d’Apple l’est. Merci à toi, Steve ».

Steve… Tous ces anonymes le pleurent, comme s’il était l’un des leurs. Génial metteur en scène de sa propre vie, Steve Jobs a converti le monde en rassemblant autour de son image trois générations qui ne partagent pourtant pas les mêmes valeurs ni les mêmes rêves, et encore moins les mêmes expériences high-tech. Il a donné à chacun des raisons différentes de l’aduler.

Les baby-boomers admirent l’entrepreneur qui n’a écouté que lui-même et fait de son entreprise un succès planétaire. Les trentenaires s’identifient à son message quasi messianique, « Think different », qu’il incarnait lui-même. Tandis que les plus jeunes vouent un véritable culte à ses « créations ».

60 ANS ET « SUCCESSFULL »

« Steve Jobs faisait fabriquer ses produits en Chine et ne partageait pas sa fortune. Il n’en avait rien à faire du monde, analyse Morley Winograd, ancien conseiller d’Al Gore, professeur en communication à l’université de Californie du Sud. Tout ce qu’il voulait, c’était créer son propre monde, en parallèle, selon ses règles : « my way or no way », à ma façon et aucune autre. Typique des baby-boomers. »

Toute sa vie, il n’a obéi qu’à une seule voix, la sienne, qui disait « J’ai raison ». Alors que tout le monde ne jurait que par le software, il a tout misé sur la machine Macintosh. Alors que tous les experts, consultants et autres grands patrons ne se fiaient qu’aux groupes de consommateurs, lui a refusé d’écouter le client « parce qu’il est incapable de savoir qu’il veut quelque chose qui n’existe pas encore ». Alors que ses concurrents s’évertuaient à faire de la technologie un simple outil utilitariste, il en a fait un objet d’art. Alors que les marques voulaient conquérir les masses, il n’a ciblé qu’un petit nombre de consommateurs, et créé un club réservé à quelques-uns. Alors qu’on a à maintes reprises prédit sa perte, il a, chaque fois, fini par triompher.

40 ANS ET « DIFFÉRENT ».

En 1997, Apple signe une campagne de publicité baptisée « Think different ». Elle s’adresse « aux fous, aux marginaux, aux rebelles et aux fauteurs de troubles ». 1997, c’est aussi l’année du grand retour de Steve Jobs – il avait été mis à la porte de son entreprise plus de dix ans auparavant par l’homme qu’il avait lui-même embauché.

Esthète jusqu’au fétichisme, bouddhiste, végétarien, minimaliste, à l’image de sa tenue vestimentaire – baskets, jean et tee-shirt noir – il n’a cessé de se présenter comme un éternel outsider et d’incarner l’anti-establishment, l’anticostard-cravate, l’anti-Gates… alors même que la capitalisation boursière d’Apple avait dépassé celle de Microsoft.

Qu’importe, auprès des GenXers, la génération X (nés dans les années 1960 et 1970), le message est passé et reste ancré. « C’est un as du marketing, un commercial hors pair : il a su étendre sa base de fans sans que ses produits perdent en « coolitude », souligne Michael Wolff, chroniqueur à Vanity Fair et spécialiste des médias et de la publicité. Cela ne tient, dans le fond, qu’à une seule chose : il n’a jamais fait de concession sur la qualité et l’esthétisme de ses objets. »

C’est ce qui compte : aux yeux des trentenaires et des quadras, Steve Jobs n’était pas un businessman motivé par l’appât du gain, c’était un artiste, un passionné, un puriste qui ne s’est jamais trahi pour plaire. Son obsession de la perfection a contribué à bâtir plus qu’une marque, plus qu’un empire : un mode de vie, une façon d’être et de penser, une identité à part.

20 ANS ET APPLEMANIAQUE

Moi et mon Mac, moi et mon iPod, moi et mon iPhone, moi et mon iPad. On achète du Steve Jobs, on vit selon Steve Jobs, on existe par Steve Jobs, on parle le Steve Jobs. « C’est un visionnaire ! », s’enthousiasme la jeune génération, comme si elle s’était donné le mot. « C’est lui qui a révolutionné notre quotidien. »

Apple fabrique ludique, crée du beau et fait le show. Avec ses lancements grandioses dont il était la vedette et ses phrases cultes – « soyez insatiable, soyez fou » ou encore « la mort est probablement la meilleure invention de la vie » – le trublion de Cupertino, le siège d’Apple en Californie, est devenu une icône high-tech qui, pour ses fans, a changé le monde et leur a permis d’en être.

L’homme, pourtant, ne ressemble pas à ses créations : dans la vie, le maître du cool était un mégalomane narcissique, génial mais infernal. Lorsqu’un professeur de l’université Stanford, Robert Sutton, décide en 2007 d’écrire un livre intitulé Objectif zéro-sale-con : Petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail (éditions Vuibert), les gens se bousculent spontanément à sa porte pour lui conter une histoire à faire peur sur le grand méchant Jobs.

Capable d’humilier ses employés en public, de les renvoyer brutalement, il était aussi odieux que manichéen. Un produit était ou fantastique ou nul, ses salariés étaient ou des génies ou des clowns, indispensables ou à jeter. Vous passiez d’une catégorie à l’autre en une fraction de seconde, sans préavis.

Fasciné par les célébrités hollywoodiennes, asocial, timide et complexé, il garait sa Mercedes sur les places de parking réservées aux handicapés, ne donnait pas aux oeuvres de charité, ni lui ni son entreprise – contrairement à Bill Gates qui y consacre sa vie et ses millions – et a laissé sa première fille, illégitime, et sa mère vivre dans la pauvreté pendant plusieurs années avant de reconnaître l’enfant. Alors qu’il avait déjà fait fortune et pour ne pas avoir à verser de pension, il avait affirmé au tribunal qu’il était stérile et qu’il ne pouvait donc pas être le père (il aura trois autres enfants).

« Est-ce si important ?, s’interroge Michael Wolff. La plupart des génies ne sont pas des personnes très recommandables, mais elles s’effacent derrière le mythe. » Au final, sale type ou créateur de génie, Steve Jobs avait raison : on finit tous avec un iPhone (ou presque).

(1) Steve Jobs, de Walter Isaacson, éditions J. C. Lattès, à paraître en France le 2 novembre.

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