L’émotion avec laquelle les médias planétaires ont relayé le chagrin qu’a provoqué la mort de Steve Jobs dans la population en âge de consommer démontre assez à quel point la technologie constitue désormais la nervure même des existences terriennes. A les entendre, ces orphelins numérisés ont tous en eux quelque chose de Steve Jobs, et sans doute n’ont-ils pas tort. Parce que cet appareillage participe de la connexion planétaire – que l’on appelait il y a peu encore « servitude volontaire » – et qu’elle relie chacun à tous de façon toujours plus détaillée, profonde et policière, les voilà concernés et sommés d’être endeuillés par le décès de celui qui a donné un visage à ce qui n’en a pas.

Car le « génie » de Steve Jobs réside moins dans son management ultraperformant, dans son sens de la publicité et du marketing, que dans le fait d’être parvenu à incarner dans l’inconscient de milliards de Terriens l’ »esprit » à l’œuvre dans le monde dans lequel ils vivent et qui les conditionne à leur corps plus ou moins défendant. La Technique est un phénomène d’une ampleur telle qu’il est difficile pour les individus d’en discerner l’impact et les contours au quotidien, sinon par le biais de l’anecdotique mais chatoyant gadget. Son influence sur la vie sur terre dépasse par exemple de loin celle des logiques économiques. La Technique se déploie dans une dimension qui dépasse largement la volonté des êtres, qui est de l’ordre du processus biologique et dont l’unique mode de bifurcation qualitative est celui de la mutation.

Ainsi, Steve Jobs fut le chantre d’une Technique aux appareils d’autant plus fétichisés qu’ils ressemblent au monde dans lequel ils s’intègrent et, par voie de conséquence quasi mécanique, intègrent leurs symbiotiques adeptes : des appareils (un monde) unisexes, uniraces, uni-âges. D’ailleurs, l’explosion mondiale de la marque dans les années 2000, la métamorphose du sympathique geek – chemises manches courtes/mocassins – en éminence grise (comme la matière) cool – sweat noir/baskets – correspond à un moment où le principe uniformisant d’ergonomie, les acquis sidérants de la domotique agissent au cœur des stratégies du design et donc du marketing mondial. Ajoutez un soupçon de « fun » californien et un zeste de new age lénifiant, et vous obtenez la poudre de perlimpinpin qui a fait tomber la planète sous le charme d’Apple.

Le mot « charme » n’est pas ici employé au hasard. La fascination qu’exerce le fondateur d’Apple n’est pas sans évoquer l’aura dont pourrait se prévaloir le gourou d’une secte, le prêtre d’une Eglise, le sorcier d’une légende. Et c’est là où Steve Jobs est le plus significatif: tout le vocabulaire employé à son endroit n’est en réalité qu’une sorte d’empreinte que laisse sur celui qui l’incarne une technologie dont les manifestations s’apparentent à des prodiges divins. Les pouvoirs de la Technique, infinis semble-t-il pour notre monde scientiste, ont déteint sur sa personne au point de l’avoir paré aux yeux de ses disciples clients de caractères surhumains. Fallait-il qu’il soit un enfant adopté pour légitimer son destin de messie du « progrès ». Fallait-il qu’il arrête ses études et se consacre à la calligraphie qui l’aidera soi-disant tellement dans ses conceptions ultérieures – par staffs de recherches assistées, tout de même – pour s’apparenter à je ne sais quel Harry Potter initié à la sagesse d’un Seigneur des anneaux omniscient. Fallait-il qu’il souffre longuement et meure pour ressusciter dans chacune des prochaines productions de sa marque. Toujours est-il que les stations de son avènement nourrissent le scénario idéal de la légende d’un être à part à la hauteur des sortilèges de la technologie qu’il catalyse et représente.

Le mouvement technologique tend à l’ubiquité, à l’invisibilité et à l’instantanéité de son appareillage: autant de « valeurs » qui définissent le devenir magique du monde contemporain. La mort de Steve Jobs a suscité un désarroi comme le décès d’une star du show-biz, sans parler de celui d’une personnalité réellement admirable, n’en provoque plus. Des millions de personnes pleurent leur pourvoyeur de miracles. Un jour, on se rendra compte que ce fut Bill Gates, avec son idée de dimension anthropologique d’ »ordinateur individuel » dans les années 1970, qui aura été le vrai visionnaire de la religion de la Technique sous l’obédience de laquelle communient des milliards de Terriens à la faveur de cette disparition autrement que par la seule utilisation d’un matériel uniforme, dans l’expérience plus profonde encore du deuil, de son angoisse et des questions d’avenir qu’il soulève. Cette religion a déjà son saint en la personne de Steve Jobs.

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